samedi 6 janvier 2018

Mon testament déontologique


Le 17 janvier prochain je passerai le témoin de la présidence du Conseil de Déontologie Journalistique, terminant un mandat de quatre années qui sont passées comme quatre minutes. Le Président ne fait pas la déontologie, il est surtout un animateur de réunions, un porte-parole, un négociateur et un peu le protecteur d’une institution et de ses valeurs. C’est donc beaucoup et peu à la fois, mais pour moi une expérience marquante dont je voudrais tirer ici quelques réflexions personnelles.[i]
Le grand public connait surtout le CDJ pour les avis qu’il rend sur des griefs déontologiques adressés à des journalistes et/ou des médias. Durant cette présidence j’aurai posé ma signature sur 150 décisions, dont certaines ont connu un retentissement important, mais qui témoignent surtout des préoccupations du public face à la presse. Ce travail est essentiel, il constitue certainement la première raison d’être de cette instance d’autorégulation de la profession de journaliste. Une instance qui est composée de deux groupes importants - journalistes et éditeurs, ainsi que de rédacteurs en chefs et de représentants de la société civile reconnus pour leur pertinence sur les questions médiatiques.
Cette assemblée discute ferme. Elle analyse chaque cas avec beaucoup d’exigence, mais j’ai toujours été frappé de voir que les groupes qui la constituent ne déterminent pas les positionnements : ces derniers reflètent surtout les valeurs et la conscience de chacun. On s’en étonnerait en cette époque de clivages et d’invectives, mais il reste heureusement des cases à palabres où tout peut être dit et discuté avec respect et sans considérations d’intérêts particuliers : le CDJ en est une[i].



La fragilité des uns, la puissance des autres
Le travail auquel je suis sans doute le plus attaché, c’est celui de réflexion et de codification de la déontologie, où le CDJ témoigne d’une grande réactivité qui pour autant ne sacrifie pas la réflexion à l’urgence. Ces quatre dernières années nous avons publié des recommandations sur l’identification des personnes physiques dans les médias, l’information en situation d’urgence (visant particulièrement la réponse journalistique aux attentats), la distinction entre publicité et journalisme, l’information relative aux personnes d’origine étrangère, l’obligation de rectification, et une nouvelle édition du code déontologique général.
Ces travaux constituent une aide pratique pour les professionnels et font référence pour tous. J’étais particulièrement heureux de l’aboutissement en mai 2016 de la recommandation portant sur l’information sur les personnes étrangères et les thèmes assimilés. Le traitement médiatique des minorités et des différences restera un enjeu majeur pour les prochaines années. Parler de l’Autre, et donc des problèmes qui peuvent lui être liés, en évitant la stigmatisation, les amalgames et la dramatisation, est un défi permanent pour les médias contemporains.
La capacité de vivre ensemble est l’épreuve de vérité de la démocratie. La planète devenant de moins en moins vivable, les sociétés préservées des guerres et des désastres climatiques n’auront d’autre choix qu’établir la concorde entre toutes leurs composantes amenées à y cohabiter, anciennes et nouvelles. Si les réseaux sociaux continueront à charrier les peurs et les haines, les médias professionnels s’honoreront d’aborder tous les sujets en résistant à la tentation de la parole sans nuances, qui porte d’autant mieux qu’elle blesse.
Présentation du rapport annuel CDJ, avril 2017. Photo Marc Simon.

On a moins parlé de la recommandation sur la distinction entre la publicité et le journalisme. Elle aborde pourtant une question fondamentale puisqu’elle touche à l’indépendance des rédactions, en la situant dans un contexte de développement de nouvelles formes de publicités qui se travestissent en journalisme, voire tentent de conditionner les choix journalistiques. Les balises sont pourtant claires : interdiction est faite aux journalistes de collaborer à des démarches publicitaires. Mais il faut constater que la presse a faim. Les ressources se tarissent, les entreprises sont fragilisées, et il devient très difficile de refuser des revenus quand des emplois sont sur la sellette.
La barrière entre publicité et journalisme est trop souvent franchie, même si le public en a peu conscience et donc sollicite peu le CDJ sur la question. Les problèmes sont plus évidents dans l’information spécialisée ou sportive, mais l’information générale n’est pas indemne. Les nouveautés de grandes marques dans l’air du temps deviennent trop souvent des sujets d’information sans grand recul critique. Je suis du reste régulièrement frappé par le peu de sensibilité à ces enjeux de la part des étudiants en journalisme. Sans doute ont-ils été abreuvés de publicité dès leurs premiers dessins animés sur les chaînes françaises, en passant par les consoles de jeu, et jusqu’à leur immersion dans la web culture.
Le dilemme entre impératif financier et journalistique m’est familier, et les propositions de mettre du beurre dans les épinards de BX1 au prix de petites compromissions ne sont pas rares. Toutefois je pense que les bénéfices de la transgression déontologique seraient de courte durée. Si elle ne doit pas être indépendante, l’information ne vaut pas vraiment la peine d’être sauvée. Et si nous ne sommes plus au seul service de l’intérêt général, faisons un autre métier. La technologie va porter l’entrisme publicitaire toujours plus loin, mais la raison d’être du journalisme restera de produire un récit soustrait à l’influence des pouvoirs qui le font vivre, quels qu’ils soient. Ce paradoxe apparent est un impératif démocratique.

Et soudain les pouvoirs aimèrent la déontologie…
En cette fin d’année 2017, le CDJ a été interpellé par la presse française suite aux déclarations de Jean-Luc Mélenchon, qui a lancé une pétition pour la création d’un conseil de déontologie journalistique inspiré par le modèle belge. Une reconnaissance que l’on peut juger flatteuse, bien que cette sortie politique occulte le travail réel des professionnels qui veulent depuis plusieurs années déjà créer pareille instance en France. Cet engouement semble moins résulter d’un souci de l’intérêt général que d’une réaction au traitement que lui avait réservé une émission de France 2, qualifié de traquenard par le leader de La France Insoumise. Mais ne boudons pas cette belle perspective.
Moins d’un mois plus tard, c’est le Président de la République lui-même qui s’inquiétait du développement des « fake news », ciblant leur propagation sur les réseaux sociaux et l’influence de certains médias étrangers, russes manifestement. Il mettait ainsi en avant le principe premier de toute déontologie journalistique : le respect de la vérité. Toutefois il n’a pas prôné l’autorégulation à la belge : il s’agit pour Monsieur Macron de légiférer, de permettre à un juge de référé de bloquer les fausses nouvelles, voire de donner au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel le pouvoir d’interdire certains médias. On conçoit que les médias traditionnels ne soient pas particulièrement visés, mais pareils instruments utilisés mal ou trop vite, voire tombant en de mauvaises mains, pourraient rapidement menacer les libertés fondamentales d’expression et de presse.
La Belgique, bien équipée d’instances déontologiques, n’en est pas là. Certes on s’est étonné dans les rédactions de l’expression directe du Premier Ministre Charles Michel sur Facebook, sur fond de critiques du travail de médias accusés de tronquer des informations sur les rapatriements de Soudanais.  Il est clair que la médiation de la communication politique par les journalistes n’est plus une évidence. Comme le soulignait le politologue Pascal Delwit, on supprime les intermédiaires. Il faut s’attendre à ce que le rapport de force naturel entre le politique et les médias évolue, en particulier sous la pression des partis populistes qui entretiennent l’illusion d’une sincérité inhérente à la communication directe. 
Une tendance pourrait se développer qui consiste moins à tenter d’influencer les médias qu’à les contourner, manière pour le politique de s’en affranchir, ou de leur faire mesurer qu’ils ne sont plus indispensables. Mais après tout, monter à une tribune pour parler au peuple constitue le modus operandi le plus naturel et le plus ancien de la communication politique. Seule la tribune a changé, aujourd’hui elle porte la voix aussi loin que va le wifi. Je n’y vois pas nécessairement une menace pour la presse, du moins tant que les élus ne se dérobent pas aux interpellations des journalistes et que leur liberté d’investigation reste entière. Au contraire, on éviterait peut-être les situations ambigües où les médias sont perçus comme porte-voix du pouvoir, et on limiterait le risque d’instrumentalisation.

Les journalistes ont aussi leurs mots à dire
Dans ce climat particulier, nous aborderons une période politiquement intense de dix-sept mois, marquée par les élections communales en 2018, suivies des européennes, législatives et régionales en 2019. Ce contexte sera porteur de tensions qui inévitablement mettront les rédactions à l’épreuve. La déontologie générale restera naturellement d’application, et les journalistes disposent déjà d’une recommandation plus spécifique éditée par le CDJ en 2011.
Si la presse écrite jouit de sa totale indépendance constitutionnelle, les médias audiovisuels sont par contre soumis à des règles décrétales, visant notamment à garantir l’objectivité, l’équilibre et la représentativité des différentes tendances politiques. Il y a donc ici une zone de recouvrement entre la législation et la déontologie, créant une situation assez complexe. Lors de récentes réunions au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel visant à préparer une révision du règlement relatif aux programmes de radio et de télévision en période électorale, le CDJ a souligné l’importance d’éviter un conflit entre les normes légales et le prescrit déontologique.
Une différence de perception du rôle des journalistes existe : le CSA précisait en 2011 que les dispositifs adoptés par les éditeurs doivent faire l’objet d’un avis des rédactions, tandis que le CDJ considère que l’initiative des règles électorales et la responsabilité des choix éditoriaux reviennent aux rédactions. Au-delà de cette nuance, le CDJ souligne que la liberté d’expression des tendances politiques n’efface pas celle des journalistes, qui ne peuvent dès lors être contraints de travailler contre leur conscience.
L’actualité du moment provoque beaucoup de réactions de l’opinion publique sur le travail des journalistes. Il ne se passe pas un jour sans que l’on lise des éloges, mais aussi des critiques et des insultes quant à leur manière de traiter telle ou telle information. Cette exposition est inhérente aux métiers publics, mais les injures sont souvent éprouvantes pour ceux qui les pratiquent honnêtement. Les mois à venir promettent encore bien des attaques contre la presse qui a toujours le tort de ne pas être de votre avis, voire, d’avoir un avis.
Parce que j’aime les gens qui font ce métier idéaliste, métier conflictuel en démocratie et mortel hors d’elle, je voudrais terminer en rappelant quelques notions très simples.
La déontologie journalistique établit un équilibre entre des droits et des devoirs. Les droits se nourrissent des libertés fondamentales, les devoirs de la responsabilité sociale. De la tension entre les deux nait un mouvement qui fait progresser la connaissance et l’intelligence de la société. Ces ouvriers de la liberté doivent impérativement respecter toute la vérité accessible à l’entendement humain, ils doivent la dire qu’elle leur plaise ou non. Mais si les faits sont sacrés, le commentaire est libre, et l’on se trompe quand on voudrait nier aux journalistes le droit d’exprimer une opinion. Leur liberté d’expression n’est pas plus importante que celle de chacun d’entre nous, mais elle ne l’est pas moins non plus.

Marc de Haan.





[i] La déontologie journalistique s’est peu à peu imposée à moi comme l’engagement d’une vie. Sans doute la combinaison entre ma formation de philosophe et la profession de journaliste m’y destinait naturellement, mais les circonstances m’ont mené à faire du combat pour la déontologie une priorité. Pigiste précaire, j’ai vu ma première interview d’un Ministre PVV coupée « parce que tu comprends on est quand même un journal de gauche ». Je dus ensuite mes premiers salaires à un magazine spécialisé où cohabitaient dangereusement les publicités et mes articles sur les motos que je testais. Puis commença mon long parcours dans les télévisions locales, qui à l’époque étaient pour le moins un lieu de grand n’importe quoi déontologique. Avec une génération de bons journalistes de Télé Bruxelles et l’aide de Martine Simonis (AGJPB), je me suis engagé dans la défense de ce que nous appelions « le capital moral » de la rédaction. Devenu Rédacteur en chef, mon premier travail fut de mettre en place un code déontologique, et durant dix ans, grâce à cette équipe solide, je me suis efforcé de faire de l’exigence déontologique une caractéristique de cette télévision, affrontant parfois des pressions extrêmes. Aujourd’hui à BX1 je dirige un média apaisé dont les jeunes journalistes  n’imaginent probablement pas les combats du passé, mais avec la vive conscience que rien n’est jamais acquis. L’aventure du CDJ a donc pris une importance particulière dans mon parcours. J’ai participé à sa longue gestation puis à sa fondation, j’en suis devenu membre et Vice-Président en 2010, Président en 2014, et il semble qu’on veuille bien me conserver demain parmi ses membres.

[i] Je voudrais aussi rendre hommage à ceux dont la déontologie journalistique est le métier : André Linard et Muriel Hanot, qui se sont succédés au secrétariat général, et dont le travail de préparation rigoureux et impartial a toujours constitué une aide efficace et un filet de sécurité pour cette énergique assemblée.